Lecture analytique de l'introduction

d' Il était un piano noir(mémoires interrompus)

de Barbara (1998)

[Texte proposé en commentaire à l'épreuve du baccalauréat S/ES aux Antilles en septembre 2003]

Posthume et inachevée, l'autobiographie de Barbara a notamment eu le courage de révéler le traumatisme de l'enfance lié à l'inceste. Ce "détail" biographique a permis au grand public de mieux comprendre certains des mystères qui entouraient la "Dame brune", il a facilité le commentaire de quelques-unes de ses œuvres les plus célèbres comme "L'aigle noir" et a suscité la mise en place du concept de "résilience" établi par le psychanalyste Boris Cyrulnik. Mais le mérite d' Il était un piano noir… ne se borne pas à ces considérables atouts. Malgré son avortement, cette autobiographie déroule pour les premières années de la chanteuse un récit d'une grande densité où se met en place un jeu subtil, lucide et tendre entre l'auteur, son personnage et le lecteur. Ainsi le déroulement de la vie est précédé par une sorte de préface que Barbara appelle "introduction" quand d'autres lui donnèrent le nom de "Préambule".

Plus jamais je ne rentrerai sur scène.

Je ne chanterai jamais plus.

Plus jamais ces heures passées dans la loge à souligner l'œil et à dessiner les lèvres avec toute cette scintillance de poudre et de lumière, en s'obligeant avec le pinceau à la lenteur, la lenteur de se faire belle pour vous.

Plus jamais revêtir le strass, le pailleté de velours noir.

Plus jamais cette attente dans les coulisses, le coeur à se rompre.

Plus jamais le rideau qui s'ouvre, plus jamais le pied posé dans la lumière sur la note de cymbale éclatée.

Plus jamais descendre vers vous, venir à vous pour enfin nous retrouver.

Un soir de 1993, au Châtelet, mon cœur, trop lourd de tant d'émotion, a brusquement battu trop vite et trop fort, et, durant l'interminable espace de quelques secondes où personne, j'en suis sûre, ne s'est aperçu de rien, mon corps a refusé d'obéir à un cerveau qui, d'ailleurs, ne commandait plus rien.

J'ai gardé, rivée en moi, cette panique fulgurante pendant laquelle je suis restée figée, affolée, perdue.

J'ai dû interrompre le spectacle pendant quelque temps, puis définitivement.

Je suis quand même partie en tournée, deux mois après ; je raconterai ce que fut cette tournée, du premier jour au dernier soir.

En suite j'ai regagné Précy avec un manque immense, et, durant deux ans, j'ai fait le deuil d'une partie de ma vie qui venait brusquement de se terminer.

Ecrire, aujourd'hui, est un moyen de continuer le dialogue.

Pourquoi ai-je accepté, pour la première fois, de parler d'un avant ? Parce que je suis le seule à pouvoir le faire ! Je vais donc essayer, même si le temps déforme les images qui deviennent floues ou, au contraire, trop précises, trop joyeusement ou douloureusement exactes.

J'ai beaucoup de travail qui m'attend, mais c'est un travail que j'aime, je ne vais pas m'en plaindre.

Il est six heures du matin, j'ai soixante-sept ans, j'adore ma maison, je vais bien. De la pièce où j'écris, je vois le jardin : les premières roses sont apparues et la glycine blanche dégouline dans le patio.

Toute une vie souterraine prend ses racines, là-bas, dans les eaux dormantes qui exhalent d'âcres senteurs de soufre.

J'ai appris à connaître tous les menus bruits, les différentes senteurs de la terre à chaque heure du jour. Seule une lumière féline, mouvante, me surprend parfois. Tout mon sang bat au rythme profond qui monte du sol. Une si grande paix se dégage de cet endroit qu'il me paraît souvent injuste et douloureux que l'univers entier ne la partage pas. Une paix intérieure que me procure le fait d'avoir pu m'octroyer pour le reste de mes jours ce "tout petit morceau de France", comme on dit.

Précy, 27 avril 1997

Librairie Anthème Fayard, Paris, 1998

  1. Evocation douloureuse d'une rupture brutale et franche
  1. Un adieu définitif
  2. Renoncement marqué poétiquement par la double négation "plus jamais" d'abord construite en double chiasme autour d'un verbe au futur puis anaphorique des lignes 3 à 10 => construction d'un parallélisme énumératif qui accumule les gestes et les intentions que la chanteuse n'aura plus pour son public : des substantifs (ces heures, cette attente, le rideau, le pied), des verbes à l'infinitif (revêtir, descendre, venir, retrouver) = enchaînement expressif de phrases averbales qui accentue le sentiment de douleur, comme si Barbara ne pouvait pas évoquer ces souvenirs rituels par des phrases complètes et banales.

  3. Une rupture dramatisée comme une rencontre amoureuse
  4. En choisissant l'angle de vue de sa préparation pour la scène, Barbara se met en scène comme une amante qui se prépare à un rendez-vous amoureux. Toute cette cérémonie insiste sur des aspects sensuels : "œil", "lèvres", "cœur à se rompre", "se faire belle". Chaque étape est marquée par un changement de paragraphes (retour à la ligne) qui ralentit le rythme comme le font également les constructions binaires ("souligner"/ "dessiner", "poudre" / "lumière", "strass" / "pailleté", "rideau" / "pied"). Le texte insiste sur des gestes méticuleux, soignés, lents (lignes 3, 5, 7) comme des préliminaires amoureux. Le 7ème paragraphe aboutit à la retrouvaille avec un rythme ternaire (rythme variant par rapport aux constructions à deux éléments coordonnés ou juxtaposés qui précédaient) qui propose "enfin" l'union du couple par la présence unique dans le texte du pronom "nous".

    A l'opposé le 8ème paragraphe plus long (lignes 11 à 15) crée rupture par la présence d'une date précise (fidèle à la biographie réelle de la chanteuse) et le recours à un passé composé brutal. Cette chute "fulgurante" (l'adjectif est présent - ligne 16) rend l'évocation du souvenir très douloureuse.

  5. Une douleur comparable à un deuil
  6. La chanteuse insiste sur sa "panique" et la complète par une énumération d'adjectifs en rythme ternaire (ligne 17). Le temps est suspendu dans l'oxymore de la ligne 12 ("l'interminable espace de quelques secondes"). Les adverbes "brusquement" (lignes 12 et 23) et "définitivement" (ligne 19) accentuent la douleur aiguë de la chanteuse, qui ressent un violent sentiment de deuil : "le deuil d'une partie de ma vie" (ligne 23). Barbara évoque la dépression de 94 à 96 qui a suivi cette cessation d'activité. Cette perte, elle nous la rend particulièrement sensible par le plaisir qu'elle évoque dans les premiers paragraphes : la référence aux strass et aux paillettes, la progression lente de la chanteuse, la "cymbale éclatée" nimbent cette scène de magie ; la rencontre rituelle avec le public perd son caractère futile et peut sembler aux lecteurs miraculeuse. On comprend bien à quel point interrompre son spectacle fut un coup mortel. La rectification de la ligne 20 ("Je suis quand même partie en tournée") montre la détermination de la chanteuse et son refus de couper les ponts avec la scène et le public. Comme à la suite d'un deuil, elle parle d'un "manque immense" à la ligne 22, au moment de son retour à Précy (à noter l'écho phonique de la consonne [m] et de la voyelle [ã] qui ajoute de l'intensité à ce syntagme déjà hyperbolique).

  7. Des oppositions sensorielles entre les deux parties du texte
  8. La deuxième situation dans laquelle Barbara se met en scène est celle du jardin de Précy-sur-Marne, village où elle s'est installée en 1973. Cette nouvelle situation, évoquée à partir de la ligne 32, s'oppose point par point à la première, celle des coulisses de théâtre. Opposition des lumières : artificielles d'abord (lignes 4 et 6), naturelles ensuite (ligne 38). Opposition des couleurs : le noir, caractéristique esthétique de la chanteuse (ligne 6 + le titre de l'œuvre), les couleurs des fleurs (lignes 33 et 34). Opposition des sons : ligne 9 vs ligne 37 et 39 (notion de "rythme" très musicale). Tous ces détails ancrent dans l'esprit du lecteur les différences radicales qui existent entre la vie qui précède la rupture et celle maintenant réservée à la chanteuse sans auditoire.

  9. Une répartition pronominale et temporelle symbolique de la séparation et de la solitude actuelle.

Après les deux premières lignes, le "je" disparaît dans les phrases averbales pour ne plus laisser place qu'à un "vous" (3 occurrences précédées de trois prépositions différentes - pour, vers, à) puis à un unique "nous". Entièrement dévouée à son public, la personnalité de Barbara s'efface dans cette communion généreuse avec le public ("Ma plus belle histoire d'amour, c'est vous"). Au contraire, à partir de la ligne 11, le "vous" disparaît complètement et "je" envahit le texte jusqu'à la fin = 20 occurrences. Barbara retrouve une individualité dans cette solitude forcée et elle en fait part à son public qui est le destinataire de cette introduction. La rupture est enfin marquée par les temps verbaux : Au passé composé utilisé des lignes 11 à 26 fait suite un présent d'actualité, un présent de l'écriture, authentifié par la date réelle précisée en marge du texte. Barbara se présente dans un "ici" et un "maintenant" duquel elle réactualise son image et décide souverainement de raconter sa vie.

 

  1. Portrait de la chanteuse en autobiographe
  1. Un projet autobiographique en bonne et due forme
  2. Ce texte est une introduction à l'autobiographie comme le Préambule dans Les Confessions de Rousseau qui se place en épigraphe de l'autobiographie proprement dite. Il fonctionne donc comme une lettre dont le lecteur est le destinataire, comme un commentaire de la démarche de vérité qui va suivre. La question rhétorique à la ligne 26 sert à introduire des explications : Barbara est consciente d'avoir volontairement jusqu'alors refusé de parler d'elle et de s'être cachée derrière son œuvre. L'autobiographie attendue ("ai-je accepté" – l. 26) est clairement annoncée par le futur proche de la ligne 27, la référence au "travail qui [l'] attend (l. 30), la précision antithétique des souvenirs joyeux ou douloureux (l. 29) et l'annonce d'un récit circonstancié de la tournée 93 (l. 21). Les précisions temporelles qui abondent montrent que Barbara est déjà pénétrée du souci de situer les événements de sa vie (lignes 11, 18, 20, 23, 32). De même, sont déjà au service de l'autobiographie toutes les indications liées à son ressenti aussi bien dans la première que dans la deuxième partie. A la fin, le texte glisse doucement des faits aux émotions qu'ils suscitent : on passe de la description du jardin au sentiment de paix intérieure.

  3. Le pacte de sincérité
  4. Le texte qui se veut encore une déclaration d'amour au public (aujourd'hui lectorat) légitime la démarche du retour sur les souvenirs comme "un moyen de continuer le dialogue". Barbara fait montre de trop de respect pour son public pour le flouer : de fait, elle n'affiche pas, contrairement à Rousseau, sa sincérité : pour elle, c'est une évidence puisqu'il s'agit d'un dialogue et non d'une confession. Surtout, Barbara s'exclame sur sa suprématie (l. 27). Elle est bien trop célèbre pour ne pas attirer les biographes et les rumeurs (auxquelles elle dit "refermer [sa] porte" dans la chanson "L'enfant laboureur"). Or elle est seule à pouvoir dire la vérité, "sa vérité". La transparence est obligatoirement induite de cette proposition : sa vie serait déformée si elle laissait le soin aux autres de l'écrire. Sa seule concession à cette mise au point sincère sur son passé est le "défaut de mémoire" (comme dirait Rousseau) qu'elle envisage aux lignes 28-29. Mais la transparence barbaresque est également induite par le mouvement du texte et la rupture qu'il fige : alors que la première image qu'offre Barbara est celle, très traditionnelle, de l'artiste de variétés, et notamment de la femme de scène, embellie et transformée par le maquillage, la deuxième partie montre, par opposition, une Barbara mise à nu, qui affiche son âge sans coquetterie, se retrouve d'emblée exposée au cœur de Précy et livre ses sentiments sans ambages. Barbara, habituée à se grimer pour nous séduire, habituée aux mystères pour nous subjuguer, prend délibérément le parti de la vérité et ce préambule sert d'enseigne à une démarche autobiographique en pleine lumière.

  5. Ce texte liminaire fonctionne presque comme un autoportrait physique et psychologique
  6. D'ailleurs l'autobiographie n'est-elle pas déjà commencée dès cette introduction où Barbara crée une réelle proximité et entame déjà quelques confidences intimes? Elle évoque, par exemple, plusieurs parties du corps, elle se dessine : œil, lèvres, cœur, pied, cœur, corps, cerveau, sang ; elle se maquille pour le spectateur au début et se plante dans le décor pour le lecteur à la fin : "De la pièce où j'écris, je vois le jardin" (l. 33) ; femme de spectacle, Barbara se met en scène en train d'écrire, comme un peintre fait son autoportrait en train de peindre. Elle dresse également d'elle un portait psychologique assez unifié : femme d'amour, le cœur est toujours au bord des lèvres, prêt à "rompre", à apprécier un travail qu'elle consacre à ses admirateurs (l. 30) ou à s'enthousiasmer pour un "tout petit morceau de France" (ligne 43). Elle nous incite à penser que c'est ce trop plein de passion qui l'a conduite à la fatigue et à la maladie : un lien de cause à effet s'effectue entre son "cœur à se rompre" dans l'attente amoureuse du public et son "cœur, trop lourd de tant d'émotion" qui se met à battre "trop vite et trop fort". Femme sensuelle, elle évoque avec force ses sensations : celles de se préparer, de se parer amoureusement, celle de ressentir les parfums : lignes 36 et 38. De même, elle n'envisage pas sa vie comme une succession d'événements mais comme un ensemble d' "images" (l. 28). Femme humaniste, elle évoque son sentiment d'injustice face aux biens de ce monde mal partagés : lignes 40-41.

  7. Composition d'une nouvelle image presque campagnarde qui symbolise la renaissance
  8. Mais si la femme de spectacle est comparable à la femme actuelle sur bien des points, le portrait suggère néanmoins une profonde métamorphose : celle de Barbara en femme qui s'est mise au vert et s'est rapprochée de la nature pour entrer en communion avec celle-ci. Toute la fin du texte insiste sur la symbiose qui s'est instaurée entre Barbara et son jardin de Précy. Une nouvelle isotopie apparaît à partir de la ligne 33 : "jardin", "roses", "glycine", "souterraine", "racines", "eaux", "terre", "sol", "morceau de France". Cette description à la manière de Colette suggère une transformation : la vie urbaine et culturelle que menait Barbara avant a été remplacée par une vie de recluse qui lèche ses plaies au milieu du domaine protecteur et bucolique (naturel). Et la maison de Précy agit comme un retour aux sources (Barbara parle de "racines" – l. 35), elle devient un havre qui permet à Barbara de recouvrer la "paix intérieure". C'est la "si grande paix [qui] se dégage de cet endroit" (l. 40) qui offre à la chanteuse une renaissance. Et le symbole de la floraison et de la germination renforce cette idée : l'apparition des premières fleurs, l'abondance de leur offrande ("dégouline" – l. 34), la perception d'une vie souterraine, tout ceci a redonné vie à Barbara ; elle en a fait l'apprentissage, elle, la parisienne ("j'ai appris à connaître" – l. 37) et désormais "tout [son] sang bat au rythme profond qui monte du sol" comme il battait autrefois pour le public et sur la musique. La description du jardin est faite à la naissance du printemps, le 27 avril. Barbara vient de renaître de sa douleur et écrit cette introduction pour rassurer ses admirateurs : "j'ai soixante-sept ans, […] je vais bien" (ligne 32). Nous comprenons qu'elle peut enfin "parler d'un avant" parce qu'elle a guéri, parce qu'au bout de trois ans la blessure a cicatrisé (entre temps Barbara a composé son dernier album enregistré en studio en 1996 et intitulé tout simplement barbara). Elle mourra sept mois plus tard d'un choc infectieux foudroyant.

  9. Un travail minutieux sur les rythmes, les sons et la poésie

Composition poétique des 10 premières lignes marquées par l'anaphore et le chiasme. Eclatement de la cymbale qui préfigure le malaise cardiaque. Effet de répétition pour souligner la lenteur du geste (ligne 5). Création de mots poétiques (néologismes) : "scintillance" (utile car sémantiquement différent par rapport à scintillement), "pailleté" (substantivation du participe passé). Choix stratégique de phrases averbales (intemporelles et impersonnelles). Gradation en crescendo jusqu'à la formule "nous retrouver". Au contraire, dépouillement et travail sur la simplicité grammaticale dans le paragraphe des lignes 32 à 34 : juxtaposition de propositions courtes ou de phrases minimales, absence de connecteurs logiques. Une impression de sérénité se dégage de ces observations franches.

Joël JULY *

* A publié en décembre 2004 aux PUP une étude sur le style de Barbara intitulée Les Mots de Barbara.


[vers Les mots de Barbara de Joël July aux Presses universitaires de Provence]


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